Entre l’église et la tendance, l’encens est toujours là : indémodable, incontournable en parfumerie, il est une matière complexe et paradoxale. À la fois rassurant et intrigant parce que connu et mystique, l’encens est encore aujourd’hui la note d’hiver qui convient.
par Géraldine Bourcier
Copyright photos Takasago
Nous connaissons tous ce parfum chaud et ambré de l’encens mais que savons-nous de sa provenance, de la récolte de cette résine odorante ?
Gomme d’encens, larmes de l’arbre
Pour survivre à la rudesse du désert, l’arbre Boswellia sacra (ou Boswellia carteri en Somalie) « pleure » de son tronc des perles de sève qui durcissent au soleil.
Originaire du sud de la péninsule Arabique (sultanat d’Oman et Yémen) et de la corne de l’Afrique (Somalie), l’arbre à encens, un arbuste tortueux, se plait dans les terrains secs et arides. L’encens est la résine de cet arbre, récoltée en pratiquant une incision peu profonde dans le tronc ou les branches et en retirant une étroite bande d’écorce : le gemmage. De cette blessure s’écoule une sève que les collecteurs laissent exsuder pendant 10 à 15 jours puis viennent récolter 2 à 3 semaines plus tard. Les arbres sont ensuite ré-incisés pour une nouvelle exsudation.
D’abord laiteuses, les gouttes de résine coagulent au contact de l’air pour devenir translucides, luisantes et ambrées. C’est à ce stade qu’elles sont récoltées à la main en grattant l’arbre. Puis les gommes sont triées manuellement par taille et couleur, les plus claires étant les plus chères. Elles sont ensuite laissées 12 semaines à sécher pour devenir des pierres.
Il existe plusieurs qualités d’encens, qui dépendent de l’âge de l’arbre, du sol, du climat, de la région mais aussi de la période de collecte, des conditions de stockage et du temps de séchage au soleil.
De l’encens se dégagent des notes chaudes et ambrées, oui mais pas seulement. La complexité, l’ambivalence de cet ingrédient lui vaut son succès en parfumerie : à sentir de plus près, selon les qualités, vous découvrez la richesse de ses différences : des notes fumées, des aspects secs et poivrés, des effets boisées, terpéniques, résinés évidement, avec parfois des nuances sucrées, balsamiques, mais aussi son profil vert, parfois fruité et son improbable fraicheur.
L’encens en parfumerie avec Aurélien Guichard
Parce qu’Aurélien affectionne tout particulièrement cette matière première et parce que l’encens est souvent au cœur de ses créations, nous avons voulu recueillir son avis sur cet ingrédient fort, qu’il qualifie de « mystique, traditionnel et tendance ».
Qu’aimez-vous dans l’encens ?
« L’encens peut être utilisé dans un parfum en matière première majeure. C’est effectivement une très belle matière, complexe, mixte qui est à la fois boisée et résinée, soit solide et liquide, concrète et abstraite. Mais l’encens peut être aussi utilisé en matière première mineure, dans ce cas il vient dans les compositions sublimer les autres ingrédients en les mettant en valeur, ce qui pour moi représente un vrai intérêt.
L’encens est un ingrédient en tant que tel, magnifique. Il parle à tout le monde, a traversé les générations, est apprécié dans beaucoup de régions du monde et est connu car présent dans de nombreux produits dérivés : il est universel. Pour moi l’encens est une des plus belles matières premières. »
Qu’est-ce que l’encens vous évoque ?
« L’encens m’emmène vers le lointain, vers l’Est, vers l’Orient… Mais pas seulement : je trouve cet ingrédient extrêmement moderne et subtil et en même temps très « cool » (parce que méditerranéen). C’est une matière à la fois brute et raffinée. L’encens me fait penser en architecture à la matière béton, à la couleur grise : une matière contemporaine qui ne se démode pas. Ou encore dans le domaine de la mode, une matière facile à porter et en même temps raffinée, un peu comme un vêtement stylisé sans être « too much ». »
Qu’apporte l’encens au parfum ?
« Quand l’encens est utilisé en note majeure il évoque la fraicheur, le boisé, le résiné. L’encens peut intervenir à diffèrent moment de la formule pour facetter une note de cœur ou une note de fond.
C’est une matière intéressante parce que classée par les parfumeurs comme note résinée et boisée (elle sort du tronc de l’arbre), elle est en même temps minérale puisqu’elle est issue de la sève.
En plus elle déclenche cette évocation mystique et religieuse, ce qui la place entre quelque chose de très concret (le boisé) et très abstrait, spirituel (le fumé).
On parle de la magie de l’encens. »
L’encens « caméléon » dans les compositions
« L’encens se marie autant avec des notes fraîches que des notes sensuelles. Il fonctionne très bien avec des Hespérides ou des épicées.
Aux fleurs, en accord mineur, il apporte un aspect sève et s’adapte à toutes les fleurs pour les faire vibrer : avec le jasmin, avec la rose notamment il est magnifique.
L’encens vient éclaircir les compositions et illuminer les autres notes. Il provient d’une gomme jaune pâle, très clair et cette clarté à l’origine se ressent dans les compositions par la suite. On l’utilise quand on cherche une lumière qui perdure.
Avec le bois, l’alliage est évident : l’encens clarifie sans trahir le bois, il fonctionne très bien avec le cèdre, le vétiver, avec lesquels il se montre discret.
Dans les compositions d’ambre, on met des notes d’orient, de la vanille, des résines, de la myrrhe, de l’opomax et de l’encens. L’encens a pour but d’apporter à l’ambre (plus animal) un caractère mystique et minéral.
Il s’intègre aussi parfaitement mélangé à d’autres résines.
C’est un ingrédient vraiment souple à travailler qui se comporte comme un caméléon au sein d’une composition.
Une autre qualité remarquable de l’encens, c’est la fraicheur qu’il apporte, il a des facettes qui font presque penser aux notes épicées. Il se marie bien avec les baies roses, le genièvre, le cyprès, en encourageant le côté frais et pur.
L’encens est vraiment complexe. »
Quel encens utilisez-vous ?
Aurélien Guichard et Takasago travaillent avec 3 encens qui proviennent de Somalie.
« En parfumerie nous disposons d’encens sous forme d’essence, obtenue par distillation ou d’absolu obtenu par extraction alcoolique. L’absolu (plus sombre et épais, collant) est plus cher que l’essence (transparent et liquide). J’utilise les deux dans mes compositions pour donner au parfum l’illusion que l’encens dure en longueur : l’essence, en note de départ est intéressante pour sa puissance et sa fraicheur mais elle est volatile, tandis que l’absolu perdure dans l’évaporation et rend le parfum tenace.
D’un point de vue olfactif, l’essence (Olibanum Oil Pure) affiche un profil vert, terpénique et résineux et offre des notes épicées, poivrées avec des tonalités aromatiques fraiches ; tandis que l’absolu (Olibadum Resinoïd) développe une identité orientale et propose des notes chaudes, ambrées, balsamiques, très poivrées.
J’affectionne tout particulièrement l’encens Vieille Eglise (Robertet), pour son côté très fumé. L’encens Vieille église est un mélange de matières premières (origine confidentielle) naturelles et synthétiques. Son odeur est très caractéristique : il a la particularité d’être cuiré, sombre et métallique. »
Quels sont vos créations marquantes avec l’encens ?
Encens Suave MATIERE PREMIERE
Un Encens sensuel, caramélisé
« J’ai travaillé l’essence d’encens jusqu’à la noircir avec une vanille qui réchauffe et apporte rondeur, souplesse et confort. L’absolu gousse vanille de Madagascar offre une note charnelle, envoutante et profonde qui contre balance le défaut sec, froid et raide que l’on pourrait reprocher à l’essence d’encens de Somalie. Le but étant par cet accord Vanille-encens d’obtenir le plus beau de l’encens : sa facette sombre et addictive. »
190 euros 100ml www.matiere-premiere.com
Ultrahot J.U.S.
Un Encens safrané
« Ici le safran réchauffe les notes d’encens, très boisées. La vibration de cet alliage perdure grâce à une essence de cèdre verticale. J’ai utilisé différentes qualités d’encens faites d’essences d’encens, d’un encens FSE extrêmement purifié pour donner un maximum de fraicheur. En plus s’ajoute la sophistication de l’Iris qui donne un côté charnel à l’encens. »
parfum remplissable 100ml, 180 euros www.jusparfums.com
Bleu Turquoise ARMANI
Un Encens minéral salé
« Ce parfum a un côté encens très marqué, sur un thème minéral salé vanille. J’ai dû créer un accord avec des notes légèrement ozoniques et l’encens qui sentait presque le sel. Lorsque la gomme d’encens est sèche, elle devient pierre et son côté minéral ressort. Ici le bleu évoque le ciel et l’océan, avec des notes de sel blanc. »
270 euros 100ml www.armanybeauty.com
Bois d’Ebène MATIERE PREMIERE
L’Encens et le Bois
« J’ai voulu un encens boisé qui vient illuminer le bois Gaïac. Le Gaïac est un bois particulièrement noir, l’encens vient l’éclaircir mais aussi l’anoblir et le complexifier. C’est un parfum unisexe, plutôt masculin, ambré. La densité boisée est renforcée grâce au patchouli. »
190 euros 100ml www.matiere-premiere.com
Narciso Ambrée RODRIGUEZ NARCISO
L’encens et le solaire
« L’encens apporte une sophistication et un côté résiné vibrant qui donne de la profondeur aux notes solaires (fleurs exotiques) qui peuvent parfois être un peu « moles ». Plus élégant, plus statutaire, il amène une subtilité sans pour autant prendre trop de place. La résine d’encens s’accorde bien avec l’ambroxan. »
Intense Oud GUCCI
L’Encens et le Oud
« Souvent les matières premières s’accordent spontanément bien lorsqu’elles proviennent de la même origine. C’est le cas de l’encens avec le oud. L’un comme l’autre viennent du lointain, de l’orient. L’encens apporte un raffinement, une fraicheur et une certaine complexité au oud qui reste en fond. C’est un mariage boisé harmonieux adouci par la vanille. »
Les autres créations encens qui vous ont marquées ?
« Je pense immédiatement à Incense Avignon de Comme des Garçons, la série 3 : un très bel encens, qui a influencé beaucoup de parfumeurs ; mais aussi à Bois d’Encens ou Encens Satin de Giorgio Armani. »
Aurélien Guichard
Aurélien est né à Grasse en 1977 de deux parents artistes : sa mère sculpteur et son père parfumeur. Enfant, il se rappelle l’odeur du cabanon dans lequel les cueilleuses gitanes déposaient leurs panières remplies de fleur de jasmin. Dans l’air, l’odeur de la fleur se mêlait à celles des sacs en toile de jute, à l’odeur du kérosène des machines agricoles et à l’odeur humide de la terre battue au sol. Cette odeur indélébile le suivra toute sa vie…
Après une licence à l’université de Bristol en Angleterre, Aurélien intègre l’extraordinaire école de Givaudan. En 2003, Sylvaine Delacourte chez Guerlain lui fait signer une Acqua Allegoria : sa vie de parfumeur commence. En 2014, Aurélien rejoint Firmenich puis en 2018, Takasago.
En parallèle il fonde sa maison de parfum Matière Première (octobre 2019) et s’investit dans la culture de plantes à parfum. Doté d’un statut d’agriculteur en plus de celui de parfumeur créateur, il crée l’exploitation agricole Chautard (Tourrettes, Var) avec son père Jean Guichard. Le contact avec la terre et la matière pour lui est essentiel.